Assis derrière le comptoir, le menton logé dans ma main, j’attendais. Ce n’était pas un boulot très excitant, mais ça me changeait de mes journées épuisantes dans mon jeu. Il y avait plus chiant, au moins je pouvais un peu faire ce que bon me semblait. J’avais des magazines, des jeux, des casse-têtes… et puis par moment je m’ennuyais vraiment. Mais ce n’était pas le pire. Le pire, c’était voir défiler tous ces couples, savoir leur bonheur sans y avoir droit, et me prendre à penser à ce qu’il ne fallait pas. Oh, je savais bien ce que c’était… De l’autre côté de la double porte d’entrée automatisée, les gens défilaient sans que je n’arrive à voir les visages, réellement. Ou alors je ne me concentrais tout simplement pas assez. Ce qu’on trouvait dans un hôtel étaient des lits. Or, si ce n’était pas pour faire des galipettes, un lit servait à dormir, la nuit communément. Simplement, dans la gare centrale, la nuit était comme le jour pour les humains. On vivait, on mangeait, on pouvait se reposer, mais essentiellement, on n’était pas là pour pioncer tout le temps que la salle d’arcade était fermée. Alors en définitive, le Kirby hôtel ne servait qu’à une poignée de gens. Nous étions régulièrement visités et nous tournions bien, ça n’était pas le problème, mais il n’y avait pas foule, comme on disait. Les clients étaient généralement des couples en chaleur ou des flemmards qui n’avaient pas la motivation de retourner dans leur jeu pour se reposer. C’était beau, je vous jure. Mais ça avait ses bons côtés. Le plus drôle était de reconnaître certains clients, le genre qui changeait de partenaire régulièrement. Je me lançai souvent même des paris, à moi-même, pour savoir qui reviendrait ou non, avec la même personne ou non, et dans quel délai. Ça me faisait passer le temps. Je pouvais aussi m’autoriser de sortir à l’entrée, regarder les personnages faire des allers et retours, une canette à la main. Une sorte de pause, si l’on omettait que je ne faisais déjà pas grand-chose le reste de la nuit. Oh, je ne travaillais pas toutes les nuits. Une fois sur deux, je faisais mon petit bonhomme de chemin, mon curieux. Je me traînais dans les bars pour bavarder, ou squattais la Hutte à Pizzas pour m’empiffrer. Ça avait du bon, de n’être qu’un tas de pixels. On pouvait fumer sans conséquence (ce que je ne faisais pas), on pouvait manger des dizaines de pizzas sans prendre de poids, on n’avait même pas possibilité d’avoir une vraie grosse gueule de bois. Être pompette par le trop-plein d’alcool, oui, mais on ne pouvait pas ne pas être frais pour une nouvelle journée à la tête de l’arcade. Certains tenaient moins bien la boisson que d’autres, certes, défaut de code sûrement. Mais ce n’était jamais bien grave, finalement. Un nouveau soupir ; un couple arrivait dans le hall de l’hôtel, main dans la main, riant nerveusement. Même s’ils n’étaient pas gênés par l’un et l’autre, généralement le fait de se présenter à mon comptoir sachant que j’avais très bien compris leurs intentions en débarquant ici les rendait tendus. Boah, qu’y pouvaient-ils, de toutes manières il leur était impossible de faire des galipettes dans leur jeu respectif. Imaginez un peu s’ils avaient une forme improbable, s’ils étaient des créatures, s’ils ne pouvaient pas parler ? Rien qu’à l’idée, je me secouai intérieurement. Le concept était réellement étrange. Alors, ils pouvaient bien venir ici sans gêne. Après tout, ils y étaient pour quelque chose, non ? Ils n’allaient pas faire marche arrière ou se sentir coupables, c’était encore pire pour leur image. En tous cas, ça avait le mérite de m’amuser. Un sourire en coin, je les regardai prendre l’ascenseur avant de me tourner de nouveau vers cette porte vitrée. Et l’ennui revint. Après quelques tours sur moi-même, calé sur cette grande chaise, je finis par m’y avachir en me reculant pour poser mes pieds sur le bureau. Les tableaux aux murs m’apparaissaient tout à coup très intéressants lorsqu’elle entra dans le hall. Je me redressai et repris contenance. « Lila, hey, qu’est-ce que tu fais ici ? » Sa rousseur faisant briller toute la pièce, elle s’avança vers le comptoir avec un certain sourire. Je ne pouvais pas dire grand sourire, il me semblait timide mais elle n’avait tout de même pas l’air de le cacher. Je jetai un coup d’œil derrière elle ; elle était seule. Si j’avais dû la voir venir chercher une clef accompagnée, je pense que j’aurais démissionné, c’était simple. Je n’aurais pas supporté la chose. Ouais, je vous vois rire d’ici. « Rayman amoureux de Betilla, quel cliché. » Vous savez ce qu’il vous dit le cliché ? Bon. Ce n’était de toute façon pas aussi simple. Elle n’en savait rien, et je n’avais aucune intention de lui faire part de mes sentiments. C’était une fée, vous saisissez ? Je n’avais aucun droit de pourrir son image, aucun droit d’espérer lui plaire, aucun droit de me croire à la hauteur de sa magie. Les pouvoirs que je possédais, c’était grâce à elle. Elle me les avait offerts, je ne pouvais pas en espérer plus. Imaginez en plus, si elle ne répondait pas positivement ? Si une gêne immense s’installait entre nous ? Le calvaire que serait nos journées dans notre jeu. Non, je vous le dis, ça n’arrivera pas. Je souris, cachant un soupir qui ne demandait qu’à faire surface. Elle arriva de l’autre côté du comptoir et s’y appuya. « Je sais que tu t’ennuies ici, j’me suis dit que je pouvais te tenir compagnie. J’ai amené un jeu de cartes, si ça te branche. » … Comment dire non à ça ? Je me passai une main dans la nuque, retenant un nouveau souffle. Elle ne m’aidait franchement pas. Je finis par sourire réellement ; que pouvais-je faire d’autre ? « Evidemment que ça me branche. Attends, bouge pas. » Je me levai pour aller chercher une chaise dans l’espèce de petit salon qui occupait une partie du hall et revint la placer à mes côtés, de l’autre côté du comptoir. Il y avait une sorte de prolongement intérieur sur lequel était posés ordinateur, carnets, stylos, et autres babioles pour réceptionniste. Là, elle posa son sac et en sortit son jeu qu’elle commença à mélanger. On passait toujours de bons moments ensemble. Outre l’énorme respect que je lui portais – et supposai qu’il en était de même pour elle –, il y avait cette complicité qui nous liait. Nous étions amis, ça ne faisait aucun doute. Je ne préférais penser à plus que cela, mais j’étais déjà très heureux que nous nous entendions ainsi en dehors de notre jeu. J’avais une confiance aveugle en elle et même si je ne nourrissais pas ces sentiments, je savais que je pouvais tout faire pour elle, comme le faisaient les vrais amis. Ça, ça comptait plus que tout. Nous passâmes un certain moment ainsi, à jouer, à tourner en rond, à se raconter des blagues. Bon, les miennes, je devais bien avouer qu’elles ne faisaient pas grand effet. Avais-je omis de vous dire que j’avais un humour de chiotte ? Au moins, ça la faisait sourire, voire pouffer. Elle connaissait mes vannes. Il fallait que je pense à me renouveler, un de ces quatre. Elle finit par s’en aller, contente d’avoir pu me tenir compagnie et me faire passer le temps. Je n’avais nul besoin de lui dire au revoir puisque nous allions nous revoir à l’ouverture de la salle d’arcade. « A tout à l’heure ! » Elle passa la porte avec un dernier clin d’œil en ma direction. Le fameux clin d’œil. Il me faisait mal, celui là. Je restai ainsi, à fixer l’entrée comme si elle allait repasser le seuil. C’est au bout de quelques minutes que je laissai mes bras retomber sur le comptoir et dans un même mouvement, ma tête les rejoignit dans un soupir résigné.